UNE HISTOIRE SHAKESPEARIENNE QUI RÉVEILLE DES AMOURS ENSEVELIES SOUS UN TEMPS ARRÊTÉ …
Au coeur de ce roman rayonne l’amour de Dan et Estelle, mais l’intrigue jette des ombres très longues. Un pacte redoutable règne sur la maison Helleur. La vérité apparaît par bribes et ne sera révélée dans sa totalité qu’à la fin, quand Estelle est prête pour une nouvelle vie.
On aura appris peu à peu à connaître et à aimer Helleur, avocat modeste et bon, Tirésia, ensevelie vivante sous ses voiles, Nicole, si jolie et un peu folle, Adrien, le voisin, l’ennemi intime, le vieux docteur Minor, d’autres encore, de plus en plus complexes, de plus en plus profonds.
Les surprises se succèdent jusqu’à la dernière page, du jardin d’une petite ville de province au loft d’un chorégraphe dans New York en proie à l’hiver et à la neige, sans oublier l’illustre restaurant Point à Vienne, un monastère du Vercors, Paris sous les toits…
Chaque personnage a son regard et essaie à sa façon de faire face à la grande question que lui pose son destin, le mal, la mort, celle que le très aimé docteur Minor appelle son Major. Mais ce qui reste avant tout, de cette histoire, c’est un amour fou, inouï, qui emporte deux très jeunes gens au delà de toute limite. Ce livre a obtenu le Prix Femina 1990.
Critiques
LA TAPISSERIE DE LA REINE FLEUTIAUX
La destinée superbe et dramatique de deux enfants amants, Estelle et Dan, qui se demandent comment aiment les êtres qui ne sont pas frère et soeur. »
Jérôme Garcin
Pierrette Fleutiaux n’a jamais été un écrivain accommodant. Il est vrai qu’on ne peut pas être à la fois visionnaire et débonnaire. Cela fait quinze ans, maintenant, que cette femme au physique léonin et à la prose sauvage refuse d’assujettir son inspiration aux habituels poncifs sentimentaux, aux anecdotes de la vie quotidienne, aux conventions esthétiques de son époque.
À celle qui fut saluée, à ses débuts, par Julio Cortàzar, on a prêté, faute de saisir son identité, d’augustes paternités, de Poe à Kafka. En vain, car elle était déjà ailleurs, pervertissant les contes de Perrault, avec une gourmandise salace. Rebelle au réalisme, chasseuse d’absolu, cette romancière factieuse braconne, solitaire et fauve, sur des terres lointaines où des chauves souris s’emmêlent dans la chevelure de jeunes filles rêveuses, où des hommes de fer se substituent aux êtres de chair, où les couleurs des tableaux ont des vertus cathartiques, où la femme de l’ogre est végétarienne et Cendrillon un cow boy en Cadillac. Ce sont des livres où l’on marche vite, pour fuir les villes, les familles, les évidences. et retrouver les espaces infinis des rêves d’enfance.
II n’est peut être pas inutile de préciser que Pierrette Fleutiaux est née en 1941, au cœur du très vieux Massif central, à Guéret où, la nuit, la légende veut que les loups viennent lécher le pied des remparts et où, le jour, la jeune fille farouche se promenait à cheval dans les landes violettes de bruyères. Pour échapper à Guéret, au » Chaminadour » de Jouhandeau.
Pierrette Fleutiaux n’est pas accommodante, donc. La passion, selon elle, ne peut-être que despotique, l’émotion prométhéenne. L’amour ne vaut que s’il est élevé à la hauteur d’un mythe. En d’autres temps, l’auteur de » la Forteresse » eût écru des tragédies. Elle en prolonge aujourd’hui les règles et les ambitions dans un roman de 820 pages où elle exalte la destinée superbe et dramatique de deux enfants amants, Estelle et Dan, qui se demandent comment » aiment les êtres qui ne sont pas frère et soeur. » Autour de ce jeune couple apparemment incestueux, il sera trop tard quand la vérité éclatera, l’écrivain a disposé avec une science de démiurge tous les membres de la famille Helleur : le père, Andrew, un avocat silencieux et douloureux; la mère, Nicole, une blonde à la peau douce comme un pétale de rose qui danse le Boléro de Ravel dans un garage tendu de toile bleu ciel, et surtout Tirésia, tout de noir vêtue, personnage tutélaire et emblématique qui règne, aveugle, sur cette étrange maison de la province française.
» Mon frère et moi, dit Estelle, avons vécu selon notre vérité, et notre père selon sa justice, et Tirésia selon sa vision, et notre mère Nicole, la plus frêle d’entre nous, selon ses rêves. » D’où viennent, alors, toutes ces blessures mal cicatrisées, ces cauchemars récurrents, ces silences de mort, ces mystères encagés ? De quel carnage, de quelle guerre, sont issus ces adultes oublieux sous l’aile desquels grandit et s’épanouit l’idylle d’Estelle et de Dan ?
Le roman se déroule comme une très longue tapisserie dont Pierrette Fleutiaux serait la reine Mathilde, découvrant tous les replis de la maison Helleur, révélant ses secrets sur le tard, ses vérités et ses mensonges. Quand tous auront disparu, seule demeurera Estelle, Antigone au coeur mort » servant les morts » dans un couvent du Vercors, narratrice de cette geste magnifique, jeune veuve d’un garçon de 23 ans qui était » venu au monde pour dire mon nom, afin que je ne sois plus seule » et dont elle a volé le cercueil au cimetière pour le déposer dans la grotte aux murs peints de leur enfance où ils se proclamaient » éternels » .
Guéret, Paris, New York : ce roman shakespearien refait le pèlerinage des vies de Pierrette Fleutiaux, réveille des amours ensevelies sous un temps arrêté, obéit aux lois obscures de la mémoire jusqu’à la naissance de la romancière, en pleine occupation allemande où la province cache encore ses peurs et ses secrets, dans des greniers mités, sous des pots de confiture moisis, au fond de puits inexplorés. Et quand tombe le soir, il y a dans les cuisines de la Creuse une odeur de refroidi, » cette odeur des choses reprenant leur empire après l’éphémère remue ménage des humains. »
De Mlle Rachel, glorieuse tragédienne qui incarna la Phèdre de Racine et la Chimène de Corneille, Musset disait, en se pâmant: » Elle ne déclame point, elle parle. Elle n’emploie, pour toucher le spectateur, ni ces gestes de convention ni ces cris furieux dont on abuse partout aujourd’hui.
» Mlle Fleutiaux est la Rachel du roman français contemporain.
Jérôme Garcin – L’ÉVÉNEMENT DU JEUDI ( 1 novembre 1990 )
MON FRÈRE, MON AMOUR
Ce n’est pas un roman d’analyses mais d’intuitions, de perceptions, de visions, avec des scènes étonnantes.
C’est de toute beauté. »Anne Marie Paquotte
L’énorme livre : plus de huit cents pages. Mais trancher là dedans serait torturer la chair, le corps de l’amour. Pierrette Fleutiaux raconte l’histoire de la maison Helleur, d’une famille établie à la sortie d’une petite ville de province. Il y a un jardin, une prairie, un pommier, un grenier, un fossé, une grotte, un cimetière. Tout le trajet entre la vie et la mort. Le père, Andrew Helleur, d’origine anglaise, n’a jamais proponcé qu’un mot de sa langue devant ses enfants : Hawe » ( horreur ). II est avocat, modeste, écrasé par le silence, désarmé. La mère, Nicole, passe son temps à danser dans un garage tendu de bleu. Elle poursuit le rêve d’être danseuse étoile, ailée, un ange. Elle néglige sa fille Estelle. La petite sent un vide entre elle et sa mère. Un amour abstrait distrait. Car un secret ronge la maison Helleur. Estelle a cinq ans lorsqu’elle perd son petit frère Dan. Alors, l’amour resplendit dans sa densité, sa puissance, un sentiment d’éternité.
Dan et Estelle sont à la source l’un de l’autre. Il est la racine de mon être, dit Estelle. « Il était venu au monde pour dire mon nom, afin que je ne sois plus jamais seule. » Le premier mot que prononce Dan bébé, sous une pluie de fleurs de pommier, c’est Estelle. C’est elle ! Mais un quatrième personnage vit dans la maison Helleur : Tirésia, une étrange dame voilée, aveugle, qui joue du piano, se tient à distance d’Estelle, ne se laisse jamais toucher par elle, tout en réussissant à incarner une véritable, une centrale présence, une certitude magnétique et profonde au sein de laquelle les enfants respirent et se testent.
Estelle et Dan perçoivent les indices des lambeaux de conversation, des bribes de querelle de tensions, des phrases tendues. ils leur faudra lutter pour que se dissipe le mystère, qu’un grand pan de ténèbres se soulève sur l’originelle horreur. La tragédie longe dans l’Histoire, la guerre, cauchemar, le sacrifice, la mutilation des corps. Plus profondément encore elle s’enracine dans ce magma, ce chaos terrifiant dont nous venons tous : l’eau, le froid, la nuit, la mort, le sang, la douleur.
Nous sommes éternels, sans suivre un cours linéaire, développe cet opéra funèbre, acte sombre liturgie de la famille Helleur, Estelle écrit » quand tout est révolu, quand le drame a libéré tous ses poisons, toutes ses fatalités. » Cette connaissance de la fin imprègne tout son récit d’un lyrisme lumineux et noir, d’un superbe pathos comme un chant de deuil, un long poème constellé de réminiscences bienheureuses.
Estelle et Dan vont s’aimer d’une passion attentive, réceptive, fusionnelle, dans le jardin, le grenier, la chambre. Ils ne forment qu’un bloc de présence, de prescience. L’arrivée d’une tripotée de cousins gaillards et séduisants casse le cercle surnaturel et les chasse du paradis. Une phrase de Dan va consacrer la rupture, la chute de l’amour dans la diversité du réel et sa pauvreté. Dan part à New York pour devenir danseur comme sa mère. Danser, car la terre nous désire et il faut surmonter cette attraction mortelle et sa voracité. Tout le roman tient dans la tension entre ces deux phrases.
La terre nous désire. Nous sommes éternels.
Estelle et Dan se perdent, se cherchent. Estelle se marie, fuit son mari, retrouve enfin son frère et son amour. Puis la catastrophe s’abat sur tous les membres de la famille. Le pacte fou et mensonger scellé à l’origine de la maison Helleur est le tombeau de cet acte de déchéance, de cette traine de désastres. C’est lui qui lance la quête éperdue d’Estelle pour rejoindre son frère, se fondre de nouveau avec lui, le protéger de la solitude et des menaces du monde. Le livre tressaille de cette terreur, de ce désir d’une lie de lumière.
La longueur du roman est nécessaire à notre immersion dans son mystère, son récitatif, ses enchevêtrements, ses questions, ses contemplations, ses hantises, ses féeries, ses monstruosités, ses invraisemblances envoûtantes. Il faut cet océan de mots, d’élans, d’effrois, de cris, de délices pour qu’on entre dans la chair blessée de l’angoisse et de l’amour.
Tout est d’une infinie fin. Ce n’est pas un roman d’analyses mais d’intuitions, de perceptions, de visions, avec des scènes étonnantes. Une écriture fluide, inquiète, ingénue, aux images belles et profondes, subtile dans sa simplicité qui coule de source et dont les sinuosités se recoupent sur la mémoire évidence (amour d’Estelle et de Dan)
C’est de toute beauté.
Anne Marie Paquotte – TÉLÉRAMA ( 7 novembre 1990 )
MON ENFANT, MON FRÈRE
Immense geste de l’amour fou, légende, plus que chronique, d’une passion élevée jusqu’au mythe, poème qui coule son lyrisme dans une forme romanesque… »
Patrick Kéchichian
Plus de huit cents pages : il en fallait bien autant pour décliner le mot » éternité » contenu dans le titre du roman de Pierrette FLEUTIAUX. Et encore y est-il presque à l’étroit, l’amour d’Estelle et de Dan, dans ce gros roman ! Amour qui excède les limites celles du temps donc, mais aussi celles que notre humanité tente d’assigner à la passion, afin, sans doute, de s’en prémunir.
Immense geste de l’amour fou, légende, plus que chronique, d’une passion élevée jusqu’au mythe, poème qui coule son lyrisme dans une forme romanesque… C’est cela que parvient à être en ses meilleurs moments, le livre de Pierrette Fleutiaux.
Cinq personnes habitent l’espace familial de la » maison Helleur » le père, Andrew Helleur, avocat ; Nicole, sa femme ; les deux enfants, Dan et Estelle, la narratrice, de cinq ans l’aînée ; Tirésia, enfin, figure tutélaire, énigmatique et silencieuse, vrai centre et coeur secret de la « maison, » détentrice, cela est clair, dès le début du livre et se trouve confirmé par le dénouement de sa vérité cachée. À côté vit une autre famille, les (bien nommés) Voisins, dont le fils, Adrien, viendra heurter, avec toute sa violence et son dépit, ce secret pour tenter de le briser ; mais c’est cette violence elle-même qui se brisera…
À l’intérieur de cet espace, favorisé, permis, par l’atmosphère qui y règne éclos en elle le noyau de l’amour de Dan et Estelle. Amour qui n’est pas d’élection, de choix, amour archaïque s’imposant au corps et à l’esprit, comme une totalité qui s’oppose et se substitue à celle du monde. Ce noyau est celui d’un rêve, d’un mythe : celui de l’unité reconstituée contre la réalité, contre la peur, » peur de perdre l’autre dans la mort, Dan, peur de le perdre dans la vie, peur du désir qui change, passe par ici puis par là. C’est de cela qu’ils parlent tous. Ils ne parlent pas de la danse, ni de la musique, ni de la justice, mais de cela, de l’amour qui trahit. Et dans la rue, moi qui suis revenue dans leur monde, moi aussi j’ai peur maintenant, oh ! Dan, mon frère, mon petit frère, pourquoi m’as tu envoyée dans ce monde où je suis ? »
L’amour, ici, n’a pas de contours précis. En lui se retrouvent aussi bien l’érotisme le plus fervent que l’affection et la tendresse filiales. Pour un tel amour, un nom existe : inceste. Un nom appelant immédiatement l’interdit qui le referme sur lui même, qui protège et fonde l’équilibre psychologique et social de l’homme, de la civilisation. Mais s’agit il bien de cela? Et ce nom peut-il interpréter ce rêve passionné de complétude que poursuivent les deux jeunes héros ? II faut, ici, maintenir cette question ouverte, tout le déroulement de l’intrigue imaginée par Pierrette Fleutiaux y étant suspendu.
Le noyau fracassé
Cette intrigue, foisonnante, trop riche d’une multitude d’épisodes qui viennent s’emboîter les uns dans les autres, il serait difficile de la résumer. De la naissance de Dan à l’adolescence des deux jeunes gens, de l’enfance commune à la séparation et aux retrouvailles à New York, puis à Paris, elle se développe selon un schéma non linéaire que commandent la réminicence et la sensibilité exacerbée, meurtrie, d’Estelle. Les différentes parties du récit convergent finalement vers un centre qui s’est constamment dérobé tout au long du livre : tin qui lège le secret longtemps scellé qui répond à la question ,ions nous parlions. « Quelque chose en nous savait vers quelle catastrophe roulait notre avenir et ce qui dans ce passé avait faussé les directions.
L’amour des deux jeunes gens et fait d’Estelle la dépositaire de cette éternité. Le sombre et sauvage rituel funéraire auquel elle se livre appartient à cet univers qui n’est plus tout à fait le nôtre. Antigone farouche d’une injustice qui ne ressortit pas à l’ordre humain. Estelle se fait la gardienne du sol et des morts : » Mon frère était la source de mon être et depuis qu’il n’est plus, cette source est corrompue. étouffée de végétation pourrissante. »
Au contraire de Dan et de sa mère Nicole, elle est impuissante à inscrire les arabesques de la danse l’un des thèmes principaux du roman dans l’espace, à dessiner dans l’air la géographie imaginaire des gestes et du mouvement. Femme de la terre, elle doit « ruser avec les vivants » et même avec Dieu, lorsqu’elle se retrouve au couvent. Invoquant sans cesse une femme écrivain, elle rêve d’un opéra fabuleux encore à écrire, qui pérenniserait son amour, chanterait son vertige.
Généreux, superbement inspiré, habité, « Nous sommes éternels » est très probablement l’un des livres marquants de cette rentrée. Les moyens de Pierrette Fleutiaux sont à la hauteur de son ambition. Mais son livre vaut davantage par son lyrisme et par cette inspiration que par le montage romanesque qu’elle met en oeuvre. Les dernières pages, par exempte, nouent un peu trop vite les fils de sa complexe tapisserie, réparent, pour ainsi dire, la déchirure que tout le livre s’était employé à ouvrir, à montrer. Le lecteur est saisi d’un désir contradictoire : assister à une construction plus serrée, plus convaincante et jouir en même temps du libre déploiement lyrique, qui n’aurait besoin de se contraindre dans la nécessité d’une cohérence narrative.
Patrick Kéchichian LE MONDE 5 octobre 1990